Les photographies anciennes ont un grain, un format, une odeur particuliers. Un poids, surtout. Elles sont lourdes de choses portées, elles charrient une masse bizarre de souvenirs, je dis bizarre, car seules elles en sont capables : ramener, de la sorte, un mélange de rêverie, de faits, plus ou moins nets, plus ou moins teintés, de sentiments - différents degrés de réalité, une réalité brumeuse, mouvante, qu'on récupère, pan, dans la gueule, ou plus lentement, sur le mode de l'effort.
Sur ces photographies, les éléments n'ont pas tous la même puissance :
Certains ne révèlent rien - un décor où l'on n'est passé qu'une fois, par exemple.
D'autres sont les visages : le nôtre, celui de nos proches, parfois disparus. Mais en même temps que ces éléments-là sont révélés, il sont figés - à jamais : le souvenir de l'image telle qu'elle est sur la photo prend la place des multiples souvenirs que l'on peut avoir de ces portraits - c'est pourquoi je n'aime pas m'attarder sur les visages des disparus - non que cela soit trop dur - mais bien par souci de conserver des traces mouvantes et substituables les unes aux autres, des traces "vivantes" et libres.
Un troisième élément est, à mon sens, le plus troublant : les objets. En général ils demeurent à l'arrière-plan, ils n'ont été fixés que par accident. Ils ne sont que... des objets, ces incontournables du quotidien. Mais justement : quand mes yeux tombent sur ce sucrier que nous avions à la maison, sur "l'armoire espagnole", ou sur l'appareil de téléphone qui a vécu bien plus longtemps que moi-même, alors c'est, impérieux, le quotidien qui remonte à la surface, qui s'impose par le truchement de ces visions secondaires, de ces "éléments du décor".
La même impression de surgissement du passé, vivant et odorant, peut naître dans les allées d'une brocante : ce vieux fer à repasser a trôné des années - toute ma vie, serais-je tentée de dire - sur le petit vaisselier de "ma maison". Je sais même qu'il nous venait de ma mère, de sa propre enfance. Superposition de temps, d'époques, et irruption dans "ma vie de tous les jours, d'aujourd'hui", de "ma vie de tous les jours, avant". De la vie d'une autre, en quelque sorte, mais que je connais bien.
En outre, les objets avaient, il n'y a pas si longtemps, une importance qu'ils n'ont plus. Quand on avait un sucrier, on l'avait 'pour la vie". Alors qu'on se permet maintenant d'en changer, on se lasse, on casse ou on jette, on casse pour mieux jeter (je connais ça, je le pratique volontiers). Je m'en souviens si bien, de ce sucrier. Il n'avait rien de beau, il était usé déjà, orange en plastique, avec de gros motifs verts. Des fleurs, peut-être - dans une vie encore antérieure. C'était le sucrier. C'est le sucrier. Il faudra que j'enquête : mes soeurs, elles, s'en souviennent-elles, de ce sucrier ? Qu'évoque-t-il en elles ?
Peut-être que je suis trop sensible - au passé - trop lestée de ce poids - comme cette pomme, que nous avions, à la maison, gros fruit rouge de la taille d'une tête avec une queue en plastique verte, qui se balançait en faisant une musique de clochette grave, dont le cul était alourdi et qui, du coup, finissait toujours sur sa base. Je suis cette grosse pomme qui tiens toujours sur le passé.