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2 avril 2010 5 02 /04 /avril /2010 17:22

- Tout va bien ici ?

Il acquiesça, les yeux à moitié fermés. Mais il ne dormait pas, loin de là. Il attendait que l'infirmière passe. Elle était passée. Il se leva. Tira la chaise de l'autre côté du lit, contre l'armoire de formica blanc. Y posa un pied, se souleva en s'appuyant d'une main sur le dossier, se retrouva debout, les bras en l'air au-dessus du meuble. Encore un effort, voilà, il avait attrapé la boîte en plastique jaune. Ses yeux brillaient de malice, d'appétit. Il défit tour à tour les deux fermoirs retenant la boîte hermétiquement fermée, souleva le couvercle, écarta la feuille de papier aluminium, et dans un geste tout plein de précautions en sortit un. Il referma la boîte, la replaça en hauteur, cachée des regards, déposa son trésor dans une petite assiette sur la table de nuit, remit la chaise du côté de la fenêtre, et s'assit sur son lit, jambes étendues.

Alors, il se saisit de l'assiette. Il n'y goûta pas tout de suite. Il regarda d'abord son mkharka. Un gâteau brun sombre, labyrinthe de branches brillantes, pâte et miel, parsemé de graines de sésame. A chaque fois qu'il en avait un sous les yeux, il se demandait comment il était possible que ce délice de douceur contienne du vinaigre. Cela faisait partie des énigmes du monde. Enigme qui ne le préoccupait jamais longtemps, du reste.

Il approcha la pâtisserie de son nez, huma et sourit. Il retrouvait la rue grouillante de la médina, avec ses cris, les mendiants qui récitaient le Coran, les marchands qui clamaient le petit prix de leurs articles étalés à même le sol, ou sur des boîtes en cartons, les gosses qui couraient, lui-même, gamin, avec ses copains, le jour où ils s'étaient amusés, devant la mosquée, à jeter une vieille infirme en fauteuil roulant contre une autre vieille infirme aveugle assise sur une marche, la raclée qu'il s'était prise, après, quand sa mère avait raconté l'épisode à son père, et puis quelques années plus tard, dans cette même rue, devant cette même mosquée, quand il emmenait sa femme faire quelques courses, la menthe fraîche, le savon noir, les dattes si savoureuses chez Ba Ali, dans cette rue où pendant des siècle le même pâtissier ne fabriquait que des mkharkas, ne vendait que des mkharkas, il valait mieux les commander d'ailleurs, parce que le stock ne résistait jamais à la queue de gourmands défilant devant l'échoppe miniature.

Il jeta un oeil par la fenêtre. Le ciel gris recouvrait le gris des bâtiments de banlieue. L'enseigne de néon vert au nom alsacien imprononçable s'était déjà illuminée, il était à peine cinq heures. Concentré, il saisit son gâteau, mordit dedans. Bénit à nouveau sa nièce pour cette boîte en plastique jaune qu'elle lui avait portée. Et crut entendre le canon des muezzins, faible une seconde, puis de plus en plus fort et désordonné à mesure que les minarets se joignaient les uns aux autres. Il n'avait jamais respecté la tradition de la fin de la journée de Ramadan, qui veut qu'on prie d'abord, puis qu'on rompe le jeûn avec une datte et du lait. Lui, il goûtait en premier aux mkharkas. Il en mangeait un rapidement, avant de boire la soupe, en alternant, soupe, lait, soupe, datte, soupe, mkharka encore...  C'étaient des moments précieux, festifs, sacrés, où on était toujours plus nombreux que d'habitude, où chaque mets était toujours plus savoureux que d'habitude, où l'on râlait contre les retardataires, avant de se taire pour se remplir le ventre, on parlera un peu plus tard. L'odeur de harira flottait dans la maison, dans la rue, dans l'ensemble du pays, c'était la communion de tous les estomacs, de tous les désirs, de toutes les mauvaises humeurs, de toutes les bouches sèches, la récompense tant attendue, noyée dans son souvenir d'une éternelle lueur jaune d'or, rouge, orangée, celle du soleil couchant.

Il se lécha les doigts longtemps, quand il eut fini.


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commentaires

B
<br /> Beau texte qui me donne envie d'aller y voir, là-bas où le soleil couchant y est si présent, si évident... Est-ce signe que ta journée a été bonne, presque colorée, prometteuse, ou bien est-ce moi<br /> qui...<br /> Baisers, plein de baisers à toi.<br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> chouette journée oui, et même gagné des places pour le concert d'Anouar Brahem !<br /> <br /> <br /> bisous à toi aussi<br /> <br /> <br /> <br />

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