Tu pourrais m'écrire, pensait-elle. Tu pourrais m'écrire.
Tu pourrais m'écrire, tu pourrais venir me voir, comme ça, à l'improviste ou à la va-vite, l'air de rien, ou l'air de quelque chose. Tu pourrais aussi me téléphoner. Tu pourrais être là à parler avec moi. Tu pourrais...
Puis elle pensa qu'elle ne devrait pas s'adresser à lui. Que les pensées ne sont pas performatives. Que moins elle imaginait sa venue, plus les chances augmentaient qu'il vienne. Qu'elle ferait mieux de penser à autre chose. Alors elle releva la tête, et vit la Garonne, derrière la palissade, avec ses petits tourbillons et ses grands tourbillons et sa couleur chocolat.
Au milieu de ces mouvements circulaires, de ces spirales qui s'enroulaient, se déroulaient, son regard décrocha pour se perdre dans le vide. Où elle le vit. Ses yeux noirs, et elle eut ce petit frisson familier qu'elle avait souvent ressenti quand il la regardait. Et son coeur se serra. Elle ne le reverrait peut-être jamais. Ou au hasard d'un bal, au village voisin. Peut-être qu'il serait au bras d'une autre. Et son coeur se serra encore, jusqu'à ce qu'elle ressaisisse son regard et ses rêveries amères. La Garonne a vraiment une couleur de chocolat. Ou de café au lait. Elle imaginait ces tasses fumantes des bistrots parisiens, où elle allait souvent, petite, séjourner chez son oncle et sa tante. Ils tenaient une brasserie, et elle s'asseyait à une table minuscule, devant une grande tasse bouillante qui lui durait longtemps pendant qu'elle regardait les gens passer. M'sieurs dames. 'Rvoir M'sieurs dames.
Et s'il venait ? s'il était là, dans la ruelle ? elle tourna la tête - lentement, pour augmenter les probabilités. Mais dans la ruelle il n'y avait que le chat gris de la vieille voisine. Elle s'en voulut d'avoir espéré l'y voir, idiote, idiote. Et elle eut une furieuse envie de chocolat. N'importe quoi, un gâteau au chocolat, un éclair, une tarte, une crêpe, une tablette, du chocolat, fondant, sucré, plein la bouche. Une envie qui pourrait, pensa-t-elle, lui faire prendre son vélo et aller jusqu'au village d'à côté, à la boulangerie, et revenir, bien une demi-heure pour l'aller-retour, pour le chocolat.
J'y vais, j'y vais pas. Et si j'y allais, et qu'entretemps, il venait ? ou qu'il téléphonait ?
Mais il ne téléphonera pas, tu le sais, idiote, idiote. Il a été très clair. Trop clair pour que tu l'acceptes ? Pas assez clair pour être vraiment clair ? Je n'en sais rien, et j'ai envie de chocolat. A la maison, dans la cuisine, il y avait des confitures, une tarte aux mirabelles, délicieuse, du fromage, du jambon. Mais rien au chocolat, et c'est exactement ce dont j'ai envie. Et il n'appellera pas. Il n'y a pas de chocolat.
Elle s'imagina, ayant mangé sa chocolatine. Sur son vélo, sur la route du retour. Et après ?
La Garonne continuait d'avancer. En petits ronds, en grands ronds. Le soleil frappait fort. Comment elle peut être aussi marron avec un ciel si bleu ? Idiote. Idiote de Garonne en chocolat. Laide Garonne. Idiote. Idiote.