Qu’est-ce qui nous définit, en tant que personne, quand on atteint l’âge dit de raison, qu’on est plus « le fils … » ou « la fille … », qu’on n’est plus … en préparation, étudiant en ceci ou en cela, qu’on attend de nous (et de nous-mêmes) d’être défini, d’être quelqu’un ou quelque chose ?
Untel est un avocat brillant de la place bordelaise. On est défini par son métier, par son talent, par son inscription géographique. On est encore parfois le fils ou la fille de, la femme ou le mari de, on est aussi souvent défini – ou on voit son identité complétée – par la filiation. L’heureux papa d’un petit …, ou la mère d’un certain nombre d’enfants.
Et quand on est au chômage, qu’on n’est là que depuis peu et qu’on peut être amené à quitter la ville, qu’on n’a pas d’enfant, qu’on n’est même pas marié, et que par-dessus le marché on n’a aucun talent particulier à afficher, on est qui ? qu’on n’a pas écrit de livre, qu’on n’est pas un pianiste brillant, qu’on ne peut pas se vanter que les cris d’un bébé nous empêchent de faire des nuits complètes, qu’on s’est juste posé quelque part…. Alors on n’est personne ? on a décidé à un moment donné – qui est passé – qu’on n’était plus en construction, comme une vitrine ou un site internet, parce qu’on a terminé ses études et qu’on ne prépare ni une thèse ni un concert… Alors on n’est déjà plus ? on n’est pas mort pourtant, on est vivant et on espère, on cherche, on se bat, on passe des entretiens dont l’issue s’efforce de nous faire croire qu’il y a toujours mieux que nous, on n’abandonne pas parce qu’on sait qu’il y aura un travail – mais alors ce travail nous définira ? on n’est soi-même pas capable de le définir, ce travail, parce qu’on est réaliste et qu’on sait qu’il faudra s’adapter à ce qui est possible, qu’on sait que personne ne créera le poste pour lequel nous et nous seuls somme faits.
Qui on est quand on est « en demande », « en recherche », pour satisfaire aux exigence euphémistiques de notre société pudique ? qui on est quand on est encore jeune, trop jeune, peut-être, pour légitimer une expérience, mais bientôt trop vieux pour pouvoir exploiter cette expérience qu’on n’a pas acquise, parce qu’on était trop jeune pour l’obtenir ?
Qui je suis quand je vois cette jeune pianiste prodige, à côté de qui je suis un dinosaure, que je vois ce chef d’entreprise, que je suis trop jeune pour intéresser, qui je suis moi qui aimerais savoir écrire, éblouir sur les planches, gagner tournoi sur tournoi la raquette au fusil ? qui je suis moi qui m’efforce à croire que je suis moi, avec ma sensibilité, avec ce que j’ai dans la tête, dans le cœur, avec ce que j’ai à donner, avec ce que j’ai à apprendre, moi qui m’efforce à continuer de croire que l’identité n’est pas une place dans la société, mais qui malgré moi suis inscrite dans toutes sortes de réseaux sociaux entre mes anciens camarades de classe ou de fac qui sont « marketeur », « professeur agrégé », « responsable éditorial »…
Qui je suis moi qui voudrais bien choisir de vivre en province, où je suis, pour pouvoir emmener mon chien le dimanche au bord de la mer quand j’ai envie d’une douzaine d’huîtres avec son petit blanc ?
Qui je suis moi qui n’ai à afficher que des rêves, des désirs, mais qui ai passé l’âge de dire « quand je serai grande, je serai…. »
Je voudrais qu’on me dise, qui je suis, moi, pour moi, quand il pleut, qu’il fait gris, que le temps se fraie un chemin dans un silence épais, moi la veilleuse de jour, qui n’a rien perdu encore, rien gagné non plus, à part des années – quelques-unes maintenant, dans cette tranche « de raison » – que j’ai gagnées ? que j’ai perdues ?
PS : je ne voudrais pas ajouter à ces questions celles, nombreuses, que nous imposent les démarches d’un renouvellement de carte d’identité. Ce serait bien trop simple que sur un papier imprimé, plastifié et légalisé la question de l’identité trouve sa résolution dans les délais prévus par la toute-puissante Administration.
Déjà, il faut savoir que la continuité d’une identité ne va pas de soi. Ce n’est pas parce qu’on a déjà une carte, qu’on la renouvelle de façon automatique. Non, une fois qu’elle est périmée, elle remet tout en question. Comme si, 10 ans après le jour où j’ai eu la précédente – date à laquelle j’étais née le 7 juin 1981 – cette information était susceptible d’avoir été modifiée entretemps. Comme si, un jour au cours de ces dix années, tout d’un coup, alors je suis née un 11 avril 1979. Ou bien j’étais une fille, je ne le suis plus – c’est vrai, c’est possible. Ou bien j’avais les yeux marrons, ils sont bleus, maintenant. Non, bien sûr, ce n’est pas ce qui fait peur à Mme l’Administration qui s’en fout que je sois gémeaux ou bélier. Elle a plutôt peur que j’aie usurpé le privilège de ma glorieuse nationalité Française, et elle veut s’assurer que la même Administration n’a pas, dix ans plutôt, été trop nonchalante en me la donnant généreusement alors même que je la méritais pas.
Je ne sais quel document historique je vais devoir fournir, après l’avoir déniché grâce à des fouilles archéologiques dans les ruines d’un bâtiment de l’état-civil de Constantine, Algérie, ou de Tétouan, Maroc, où ont été enregistrés un jour mes arrière-grand-pères. Mais je le trouverai, et je le fournirai, car sans cette fichue carte, je ne suis rien, et que je n’ai pas besoin de ça, en plus, comme obstacle pour accéder à la vérité de qui je suis, moi.